UX, bon sens et logique

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La conduite d’ateliers de co-conception est un jalon incontournable et indispensable d’un projet digital. Ces ateliers présentent deux principaux avantages :

  • Ils permettent de fluidifier la gestion du projet grâce à une collaboration plus étroite entre le client et l’équipe de réalisation. Cela limite les incompréhensions et donc, les itérations. De surcroit, cela permet au client de plus facilement partager à l’équipe de réalisation sa vision d’une “expérience” qui soit singulière, parfois innovante, mais en tout cas représentative de son identité de marque.
  • Ils peuvent aussi faire partie des méthodes de conception centrées-utilisateurs si ces ateliers impliquent des utilisateurs finaux du produit (avérés ou potentiels), ou s’ils les impliquent de façon indirecte, notamment par la connaissance qu’en ont les participants (UX/UI designer et le client, bien entendu) .

Ce dernier point pose la question suivante : en tant que concepteurs de services digitaux, avons-nous une connaissance suffisante des utilisateurs (réelle ou supposée) pour pouvoir nous dispenser de les impliquer, que ce soit en présentiel (focus group, tests utilisateurs, interviews, tri de cartes, etc.) ou à distance (analytics, enquêtes, A/B testing, etc.) ? Cette question est aussi bien valable pour nous, designers, que pour nos clients ou commanditaires.

Afin de tenter de répondre à cette question, nous vous proposons quelques données issues d’expériences que nous avons conduites dans le cadre de cours ou conférences que nous sommes parfois amenés à animer. Ces résultats portent sur 70 participants issus de différents groupes composés d’étudiants ou de professionnels du digital (les résultats présentés sont arrondis).

 

Le bon sens suffit-il à concevoir une bonne UX ?

Expérience 1

Nous avons posé les questions suivantes à notre panel  :

  • Pensez-vous qu’avec du bon sens, on peut concevoir une bonne expérience utilisateur ?

Oui / Non

  • Pensez-vous avoir du bon sens ?

Oui / Non

Résultats

 

 

Les résultats indiquent que dans leur majorité, des acteurs du digital estiment que le bon sens est suffisant pour concevoir une bonne expérience utilisateur. Dans la mesure où ils s’attribuent également cette qualité, la conception de services digitaux ne devrait pas poser de problème. Hélas, il semble que cette facilité apparente ne résiste pas à l’épreuve des chiffres.

Méfions-nous du bon sens

Le graphique ci-dessous montre le taux de rétention des applications mobiles. Par taux de rétention, nous entendons le pourcentage d’applis mobiles utilisées 11 fois et plus par leurs utilisateurs (c’est en tout cas le seuil retenu par Localytics pour considérer une application comme étant adoptée).

 

 

Taux de rétention des applis mobiles de 2012 à 2015

 

Deux constats s’imposent :

  • Seulement 34% des applis dans le monde en 2015 ont été utilisées 11 fois ou plus par leurs utilisateurs.
  • Mais plus grave, 51%(25% + 12% + 8% + 6 %) des applications ont été utilisées à 4 reprises (maximum) avant d’être désinstallées ou de finir dans les limbes des SD card de nos smartphones.

Pourtant, les personnes qui ont conçu ces applications ne devaient pas manquer de bon sens : développeurs, marketeurs, ou designers, elles ont engagé des moyens importants pour concevoir ces services et les mettre à disposition des utilisateurs potentiels sur les “stores”. Et malgré cela, seulement un tiers des applications a été durablement adopté. Se pourrait-il que nous soyons abusés par notre “bon sens” ?

L’illustration ci-dessous en témoigne. Avec un peu de bon sens, on ne peut qu’être convaincu que la Terre est plate et que le soleil tourne autour.

 

Course du soleil

 

Or, la réalité est plus complexe, comme l’a démontré la science. Pour les utilisateurs, c’est pareil : leur complexité dépasse souvent la connaissance apparente que l’on croit avoir d’eux.

Heureusement, il y a la logique. La logique, c’est enseigné dans les universités, ce sont à la fois les mathématiques, les syllogismes (propositions de type SI… ALORS) qui sont à l’origine des algorithmes, eux-mêmes étant la base de l’informatique et donc, des technologies du digital pour lesquelles nous faisons ce métier !

 

La logique suffit-elle à concevoir une bonne UX ?

Expérience 2

La deuxième expérience est la suivante. Auprès du même échantillon que précédemment, nous avons posé les questions ci-dessous.

  • Pensez-vous être logiques ?

Oui / Non

  • Pensez-vous que les utilisateurs sont logiques ?

Oui / Non

 

Résultats

 

 

 

Nous aurions également pu demander aux participants s’ils étaient eux-mêmes des utilisateurs. Nous ne l’avons pas fait puisque nous connaissions la réponse dans la mesure où pour répondre à nos questions, ils utilisaient un service digital (google form) via leur propre ordinateur ou smartphone, et connecté à internet…

Les résultats sont donc éloquents et illustrent un biais cognitif. Ici, les personnes qui ont répondu se considèrent plus “logiques” qu’un autre groupe, tout en négligeant le fait qu’elles en font aussi partie. Il est permis de s’interroger sur notre capacité (à nous concepteurs de services, ainsi que nos clients) à nous projeter pertinemment dans le fonctionnement des utilisateurs si nous les mésestimons autant. Nous le faisons pourtant tous les jours, avec la certitude de le faire de la façon la plus objective possible…

Au final, on peut se demander si les utilisateurs sont oui ou non “logiques” (au moins autant que nous), et si oui, s’il serait possible pour nous, concepteurs de services digitaux, de nous appuyer sur cette logique pour leur proposer des applications qu’ils adopteront à coup sûr.

 

Sommes-nous logiques ?

Expérience 3

Pour répondre à cette question, nous avons soumis les participants à l’expérience de Wason (1966). Elle consiste à montrer 4 cartes portant d’un côté un chiffre et de l’autre une lettre, mais seule une face est visible. Les participants doivent déterminer quelles cartes faut-il retourner (au minimum, et pas une de plus) pour déterminer si l’affirmation suivante est vraie (ou fausse) :

 

“Si un A est sur une face, alors il y a un 3 de l’autre côté”

 

Expérience de Wason

 

 

Nous vous laissons réfléchir encore un peu avant de vous donner la réponse…

Résultats

 

Vous avez retourné le A ou le A et le 3, félicitations, vous faites partie des 60% de gens les plus prévisibles, de même que l’auteur de ces lignes ! Originales ou pas dans leurs réponses, ce sont tout de même 90% des personnes qui échouent à ce test. Sachez cependant, comme le mentionne Alain Lieury dans  son célèbre manuel, que ce n’est pas lié au niveau d’études, car ces résultats se retrouvent également chez des professionnels ayant le doctorat. Seules les personnes expertes en mathématiques ou en sciences techniques atteignent péniblement les 50% de réussite, ce qui n’est encore pas bien haut.

Il fallait répondre A et 7 (12% des réponses de notre panel). Explications :

  • Il faut retourner le A pour vérifier s’il y a un 3. Ca, ça ne pose pas de problème.
  • Rien n’est dit sur le F, il est donc inutile de le retourner.
  • Le 3 est plus compliqué : la consigne dit qu’il doit y avoir un 3 de l’autre côté si un A est sur une face. Cependant, il n’est pas impossible qu’un 3 se retrouve aussi derrière une autre lettre. Pour la lettre A, c’est nécessairement un 3, mais pour les autres lettres, rien n’est précisé. C’est donc autorisé par défaut. Un 3 peut donc se retrouver derrière un B.
  • Pourquoi faut-il retourner le 7 ? Parce que si l’on voyait de l’autre côté un A, on ferait mentir la consigne, et ainsi vérifier sa véracité.

 

Expérience 4

Procédons maintenant à la même expérience, mais présentée différemment, comme l’ont proposé Griggs et Cox en 1982. C’est exactement la même épreuve que précédemment. Le niveau de difficulté est identique à celui de l’expérience de Wason. Seule change la présentation de la tâche. Ils demandent aux participants de déterminer quel(s) personnage(s) faut-il interroger sur leur âge ou sur le contenu de leur verre pour vérifier que l’affirmation suivante est exacte :

 

“Si une personne boit de l’alcool, alors elle doit avoir plus de 18 ans”

 

Expérience de Griggs et Cox

 

Vous avez trouvé ?

 

Résultats

La bonne réponse est whisky et 15 ans. On comprend qu’il faille contrôler l’âge du buveur de whisky et le verre du mineur. Une personne de 26 peut boire ce qu’elle veut, et un soda peut se boire à tout âge. C’est ainsi que 48% de notre panel a réussi cette fois-ci cette tâche de sélection.

 

Réponses Griggs et Cox

 

Logique vs. conception centrée-utilisateurs

La conclusion de cette étude de cas est que nous ne sommes pas logiques. Nous, c’est tout le monde : designers, ergonomes, consultants, concepteurs, développeurs, marketeurs, chefs de projets, rédacteurs, directeurs artistiques, clients, utilisateurs, etc. Il est donc vain de s’appuyer sur quelque logique que ce soit pour élaborer un service digital.

Par contre, si l’on sait comment “fonctionnent” les utilisateurs, on peut leur faire faire une tâche très complexe très facilement, juste en adaptant la façon dont on leur présente. Il ne s’agit donc que de connaitre et comprendre les utilisateurs. Comprendre leurs besoins, leurs façons de faire, leurs préférences, et leurs contextes. Si cela est possible grâce à l’introspection et l’empathie, les exemples fournis ici montrent que nos réflexions sont souvent biaisées. Bien que cela n’enlève en rien au fait qu’elles puissent se révéler vraies malgré tout, il reste indispensable de se donner les moyens de s’en assurer en étayant nos choix sur une méthode de conception réellement centrée sur les utilisateurs. Ce qui implique de les impliquer “eux”, les utilisateurs (avérés ou potentiels, donc ceux qui ne sont pas eux-mêmes des concepteurs de service).

Invoquer la “logique” pour justifier un choix de conception de service (ex: “on va présenter ça comme ça, car c’est plus logique”, “la logique voudrait que…”, “ce n’est pas logique”), c’est finalement nier cette nécessité de conception centrée-utilisateurs. On se dispense soi-même de vérifier un choix de conception considéré comme vrai car “logique” ou de “bon sens”. En fait, chaque fois que l’on s’interroge sur la pertinence d’une orientation pour la conception d’un service, ont devrait toujours se demander si les utilisateurs vont avoir satisfaction à l’utiliser. Et si la réponse est que c’est parce que c’est “logique”, c’est que nous n’avons pas encore trouvé la bonne explication à notre choix !

A propos de Guillaume Deconde 12 Articles
" Titulaire d'un doctorat de psychologie cognitive ergonomique, je suis UX designer et ergonome IHM depuis 15 ans. J'ai travaillé pour des ESN, des agences digitales, des éditeurs de logiciels, ainsi qu'en tant qu'indépendant. J'enseigne ces disciplines au sein des universités de Brest et de Paris Dauphine. Ce site a pour vocation de faire partager mon intérêt pour l'UX design au plus grand nombre."